Tout a commencé avec une question simple mais obsédante : ‘D’où viennent les Bajau ?’
(Plus connus sous le nom de « nomades des mers »)Lors de mes années à travailler avec eux à Komodo, ils m’ont répondu vaguement : Sulawesi, mer de Sabah… ou simplement ‘la mer’. Mais lorsque j’ai entendu parler de la princesse de Johor, mon regard sur leur histoire a changé. Était-elle un mythe pour justifier leur mode de vie nomade, ou un fragment de vérité oublié ? Cette question m’a poussé à entreprendre une enquête à travers l’archipel, à la recherche de traces d’une princesse disparue, une femme en exil, comme les Bajau eux-mêmes.
Mon enquête m’a mené dans la mer de Sabah, entre la Bornéo et les Philippines, une région réputée autant pour sa beauté que pour ses dangers.
Là-bas, des villages Bajau parsèment les eaux turquoise, mais ce paradis cache une réalité plus sombre. Les pirates modernes, des groupes armés comme Abu Sayyaf, et les tensions géopolitiques rendent chaque déplacement incertain. À Samporna, au nord de Bornéo, un village considéré comme le berceau des Bajau, les récits des anciens m’ont conduit à des zones où peu osent s’aventurer...
La mer de Célèbes et les eaux autour de Sabah, Sulawesi et Komodo ont toujours été des carrefours stratégiques. Jadis parcourues par les marchands d’épices, les flottes coloniales, et les pêcheurs nomades, elles sont aussi tristement célèbres pour leur passif de piraterie. Au XVIe siècle, les pirates régnaient sur ces mers, contrôlant des passages cruciaux comme le détroit de Makassar. Aujourd’hui encore, ces zones restent parmi les plus dangereuses au monde, où la piraterie moderne coexiste avec des groupes armés tels qu’Abu Sayyaf, affilié à Daech, ou le Moro Front de libération Islamic, affilié à Al-Qaïda. Naviguer ici, c’est affronter la mer autant que les hommes.
Au cœur de cette région si complexe, une histoire d’amour tragique traverse les récits des anciens Bajau : celle de la princesse de Johor. Fuyant un mariage arrangé avec le Sultanat de Brunei, elle s’est échappée dans les eaux infinies, cherchant une liberté que son rang lui refusait. Le Sultant de Johor aurait envoyé ses meilleurs gardes pour la rattraper. Certains disent qu’elle a péri, engloutie par la mer. D’autres racontent qu’elle s’est éprise d’un pêcheur, choisissant de vivre simplement, renonçant à ses privilèges pour une vie en exil. Ne la trouvant pas, les gardes restèrent à voguer sur les eaux scintillantes d’une quête perpétuelle, et c’est ainsi que serait nés les nomades des mers. Son histoire, qu’elle soit réelle ou mythique, symbolise la quête d’une identité libre et l’idée que l’amour, comme la mer, ne connaît pas de frontières.
Dans cette région hostile, les Bajau se sont forgé une identité unique, ou plutôt une absence d’identité telle que nous la concevons. Ils sont apatrides, ni totalement intégrés aux nations qu’ils bordent, ni vraiment isolés. Leur véritable patrie est la mer. Ils n’ont pas de drapeau, pas de frontières, mais un mode de vie qui transcende les limites géographiques. Ce statut d’apatride les marginalise souvent, mais il leur confère aussi une liberté que beaucoup envieraient : celle de ne pas appartenir à un endroit, mais d’exister pleinement dans le mouvement.
Les anciens Bajau parlent de la princesse de Johor comme d’un souvenir brumeux, un murmure dans la mémoire collective. Elle serait la mère de tous les Bajau, l’origine de leur existence. Certains prétendent qu’elle s’est réfugiée ici, dans l’archipel interdit, d’autres qu’elle a continué son voyage vers Sulawesi. Lors d’une rencontre mémorable avec un vieil homme Bajau, il m’a confié un détail troublant : ‘On dit qu’elle portait un anneau d’or gravé d’un symbole inconnu.’ Était-ce un simple embellissement ou une trace réelle, enfouie quelque part dans ces eaux vastes et insaisissables ?
Mon enquête m’a également conduit à découvrir l’existence des archives des sultanats de Johor et de Brunei. Peu de documents subsistent, et les récits officiels passent sous silence l’histoire de la princesse. Pourtant, un document fragmentaire évoque une ‘fille en fuite’ à la fin du XVIe siècle, disparue après avoir quitté le royaume de Johor en direction de la mer des Célèbes. Était-ce elle ? Pourquoi aurait-elle choisi l’exil ? Chaque réponse soulève davantage de questions, m’entraînant plus profondément dans cette énigme maritime.
Au cours de mon séjour dans le village Bajau au large de Samporna, j’ai appris l’existence d’un atoll isolé non loin d’ici, que les Bajau appellent ‘Pulau Hantu’, l’île des esprits. Selon la légende, c’est ici que la princesse aurait vécu ses derniers jours. Pourtant, aucun pêcheur n’ose s’y rendre, craignant les esprits et les tempêtes soudaines qui entourent cet endroit. Ce lieu, bien réel, m’attire autant qu’il me terrifie. Y trouverai-je des réponses, ou seulement plus de mystère ?
Cette enquête n’est pas une quête de vérité absolue, mais une exploration de ce que les récits cachent : des fragments de mémoire, des symboles d’identité, et peut-être un peu de moi-même. Plus je m’approche des traces de la princesse, plus je réalise que son histoire est universelle. Elle incarne notre besoin de liberté, mais aussi notre peur de l’inconnu. Trouverai-je un jour les réponses que je cherche, ou cette enquête est-elle destinée à rester une dérive, comme celle des Bajau sur la mer sans fin ?
Ce projet est autant une enquête qu’une réflexion poétique sur ce que signifie être humain dans un monde en mouvement. Les Bajau, avec leur vie en mer et leur absence d’enracinement, sont à la fois un mystère et une inspiration. Leur histoire, réelle ou légendaire, questionne nos propres attachements à la terre, aux frontières et aux origines. En suivant la trace invisible de la princesse de Johor, je tente de rendre hommage à un peuple qui incarne l’idée que la liberté, bien que fragile, est la forme la plus pure de l’identité.